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LETTRE AUX POETES HAITIENS
Marseille, décembre 2014
Chers Frères,
Je vous écris aujourd'hui cette lettre que je ne vous ai pas écrite, en ce mois funeste de janvier 2012. Je vous écris cette lettre aujourd'hui, pour vous dire que depuis ce jour la terre, notre Terre, ne cesse de trembler d'un oubli impossible. Depuis ce jour, il est impossible au monde d'oublier Haïti. Ce que l'Histoire des Puissances a mis tant de soin à recouvrir ; ce que l'humanitaire des nations a mis tant de mauvaise foi à découvrir, puis à couvrir ; ce que la honte de la mémoire n'a de cesse de souffrir : ce courage irréel d'Haïti à s'offrir à la vie, cette leçon immortelle d'Haïti à chanter la beauté et partager l'espérance.
Ce n'est pas la désolation qui a, enfin, rendu Haïti inoubliable. Bien entendu, ce ne sont pas les milliers de morts, ni les millions de survivants qui hantent les nuits de Babylone. Non, mes frères ; ce qui sidère le monde ce sont vos poèmes de rédemption. Ce qui frappe, qui marque et qui réveille, ce sont vos œuvres puisées des tréfonds de la terre. Ce qui appelle et nous provoque ce sont ces lueurs à l'horizon de Jacmel et des Gonaïves. Ceux qui nous parlent et disent au monde l'autre face du monde, ce sont vous, les poètes haïtiens.
Mon maître, Aimé Césaire, a écrit quelque part, parlant de notre combat pour exister : « Les Occidentaux disent : « c'est étrange : ce sont des techniciens qu'il leur faudrait et ce sont des artistes qu'ils forment. » Là dessus, on peut faire confiance aux peuples. Ce qu'il faut, ils le savent mieux que personne, ils le savent de l'intérieur et que toute création, parce qu'elle est création, est participation à un combat libérateur. »
Si j'évoque ici le témoignage de Césaire, ce n'est pas pour, encore une fois, éclairer Haïti par l'ombre des Antilles. Mais, c'est pour dire que nous ne vous avons pas toujours connu. C'est Césaire qui nous a fait comprendre le respect que nous vous devions : « Haïti, où pour la première fois, la négritude se mit debout »... C'est Césaire qui nous conta « La tragédie du roi Christophe », lui qui fut le seul leader à se revendiquer idéologiquement de Toussaint Louverture... Le chantre de la Négritude qui détestait le négrisme de Duvallier ; lui qui nous fit lire Anténor Firmin et Jean Price-Mars ; lui qui nous présenta Toto Bissainthe et Syto Cavé... C'est Césaire qui condamna Ibo Simon et nous fit apprécier le labeur de la communauté haïtienne de Martinique, comme l'exemple de la dignité et de la prospérité dans le travail...
Mais Césaire est mort, remisé au Panthéon de l'oubli ou dans l'impasse des nostalgies revanchardes. Ne reste plus que la poésie qui est notre terre promise, et que vous persévérez à féconder de votre destin de peuple élu.
Mes chers frères, je vous écris ce jour pour vous dire mon émerveillement devant la floraison de lumière que la terre a libéré en vous, depuis ce jour funeste de janvier. Je vous écris pour vous dire mon admiration et ma foi en cette liberté de la parole. Oui, j'ai foi dans la force de votre verbe pour apprendre au monde la précarité de la vie ; pour enseigner au monde combien précieuse est la beauté, combien fugace la prétention d'éternité... J'ai foi que votre art vaincra les artifices qui divisent encore votre île entre deux races. J'ai foi dans vos capacités à dépasser tous les blocus, tous les oublis, tous les mépris, pour faire d'Haïti un Tout-Monde, non seulement pour tous les Haïtiens du monde, mais aussi pour tous les mondes de fraternité et de solidarité de notre monde. Parce que, pour nous qui croyons en la Lumière, au mitan du gros soleil de la profitasyon, vos livres, vos chants et vos poèmes font de nous tous des Haïtiens. C'est à dire, des hommes et des femmes unis par la plus simple humanité. Celle qui souffre, qui sait et qui lutte pour maintenir l'espérance, quand le sol même se dérobe sous ses pieds.
Chers frères, recevez ce jour mes sentiments de paix et de gratitude. Que votre fanal nous ouvre la voie et éloigne les ombres, encore et encore. Que pour longtemps, l'encre de vos rêves trace le chemin de vie et abreuve nos résistances de votre farouche entêtement à être...
Avec amour
Kenjah